Il y a 40 ans jour pour jour disparaissait l’un des monstres sacrés de la chanson française. Si tout le monde connaît Jacques Brel et ses chansons, peu de gens savent qu’il a fait ses débuts à Montmartre. La réédition récente de la biographie écrite par Eddy Przybylski « La valse à mille rêves » nous a donné l’occasion de nous replonger dans la vie de l’artiste, et d’en apprendre plus sur ces années où celui qui n’était pas encore le grand Jacques écumait les cabarets de la Butte…
Le 19 juin 1953, Jacques Brel débarque aux Trois Baudets. La salle, fondée en 1947 par Jacques Canetti, également directeur artistique chez Polydor puis chez Philipps, est devenue en quelques années une institution. A l’époque, Jacques Brel est encore totalement inconnu. Marié, père de deux filles, il travaille en Belgique dans la cartonnerie familiale. Mais le jeune homme rêve de faire carrière dans la chanson, alors il décide de tenter sa chance à Paris. Le 20 juin, il a rendez-vous avec Canetti : « je suis entré dans son bureau, il a eu l’air étonné. Je lui ai chanté mes chansons et suis retourné à Bruxelles. J’ai attendu patiemment. Puis un jour, j’ai reçu une lettre à en-tête : un bon rapport me disant que je pouvais essayer. A moi de réussir. » **
Le 19 septembre, Jacques Brel est à l’affiche des Trois Baudets. Il s’agit d’un vrai programme de music-hall, avec des chanteurs, des fantaisistes, des humoristes et une vedette, puis après l’entracte, une pièce de théâtre. La vedette est alors Mouloudji, et parmi les débutants, Jacques Brel ouvre le programme. La salle est une vraie référence dans le monde de la chanson, et un lieu redouté des artistes. En effet, le plus petit théâtre de la capitale a la réputation d’attirer le public le plus difficile de Paris, et chacun sait le prix que vaut le simple fait d’être engagé par Jacques Canetti : une promotion assurée. Nombre de décideurs viennent en effet repérer les nouvelles trouvailles du patron.**
Une affiche imprimée annonce 30 représentations. Pourtant, au bout de deux semaines, Canetti décide de mettre Brel « au frigo ». Seul et sans revenus, la légende voudrait que le chanteur ait passé quatre nuits à dormir sur un banc en face du cirque Médrano. Il traverse alors la Seine et se fait engager à l’Echelle de Jacob, dans le quartier de Saint-Germain des Prés. A l’époque, les cabarets sont nombreux à Paris, et Brel court les auditions et les cachets. Il lui arrive parfois d’aller chanter dans sept cabarets différents le même soir. Nombre de jeunes artistes avaient pour habitude de se retrouver en fin de nuit au Tire-Bouchon, rue Norvins, après s’être également produits chez Patachou, à quelques mètres de là, rue du Mont-Cenis.
Il décide alors de louer une chambre au 3 rue des Trois Frères. A l’époque, l’immeuble de cinq étages abrite l’Hôtel Idéal, et Brel occupait la chambre 13, à l’arrière, au premier étage. Toilettes sur le palier. Sous une façade digne, des chambres plus que rudimentaires. Papier-peint triste. Lit sommaire. Mobilier qui sent l’ancien. Une seule fenêtre, ouverte sur l’atelier d’un cordonnier.** Dans le même temps, Canetti ne l’a pas lâché, et il continue de le faire passer en alternance aux Trois Baudets.
Patachou prend également le jeune Jacques sous son aile. et celle-ci racontera que chez elle, Brel était régulièrement sifflé et qu’elle montait sur scène pour rétablir le silence. Elle l’engagera néanmoins pendant trois ans.**
Parmi les autres cabarets montmartrois fréquentés par Jacques Brel, Chez Geneviève, au 55 rue du Chevalier de la Barre. On raconte que pour gagner un peu plus d’argent, en plus d’y chanter trois chansons chaque soir, Brel y faisait la plonge avec Charles Aznavour, ce que ce dernier a toujours formellement démenti : « Jacques et moi, nous avons chanté régulièrement chez Geneviève. C’était une petite boîte très intime. Geneviève était une petite femme très gentille. En plus de nous payer, elle nous nourrissait et nous donnait à boire. Chez elle, on se sentait chez soi. De là à y faire la plonge… Je peux vous assurer que ni Jacques ni moi ne l’avons fait…« **
En 1954, Brel quitte la rue des Trois Frères pour s’installer dans un studio rue La Bruyère dans le 9e arrondissement, mais il continuera jusqu’au début des années 60 à se produire régulièrement dans les cabarets de la Butte. Notons également que Suzanne Gabriello, pour qui il écrira en 1959 Ne Me Quitte Pas, a vécu à l’angle de la rue Caulaincourt et de l’avenue Junot, et est aujourd’hui enterrée au Cimetière Saint-Vincent.
**Extraits de « La Valse à mille rêves » – Eddy Przybylski – Editions de l’Archipel