Saviez-vous que durant plus 80 ans avait existé à Montmartre un réseau social où se côtoyaient artistes et inconnus, intellectuels et autres amateurs éclairés, qui se retrouvaient au 6e étage de l’immeuble du 26 rue Norvins, aujourd’hui Place Marcel Aymé ? Le R-26 fut ainsi l’un des clubs les plus sélect et ouvert à la fois, dont les membres devaient « aimer la Butte, la choucroute, la musique, le marc de Bourgogne, la poésie, la simplicité, l’amour, le bon vin et la belle amitié », bref un club typiquement montmartrois, dont aujourd’hui très peu de gens se souviennent ; et pourtant…
Montmartre, 1925. Madeleine et Robert Perrier, jeune couple à la tête d’une entreprise de négoce de soie, louent un joli duplex en haut de la Butte. Fournisseurs de tissus pour les grandes maisons de couture, ils aiment recevoir et organisent de nombreuses soirées où ils invitent leurs amis mais aussi les amis de leurs amis qui deviennent progressivement leurs propres amis… Artistes, voisins, peintres, poètes, architectes et musiciens se retrouvent régulièrement chez les Perrier, et un peu avant 1930, il est décidé de donner un nom à cet endroit ; ainsi naît le R-26, R pour Robert et 26 pour le numéro de la rue Norvins.
Le Corbusier repense l’architecture du lieu, y crée entre autre un superbe escalier, tandis que Sonia Delaunay refait entièrement la décoration de l’appartement. Au milieu du salon trône un piano, sur lequel les Perrier vont composer pas moins de 300 chansons pour leur plaisir personnel, mais aussi pour des revues de music-hall. Car quand toute la bande du R-26 ne fait pas la fête rue Norvins, elle descend dans les cabarets de Montmartre et de Pigalle, Chez Mimiche, Chez les nudistes, au Sex Appeal ou encore au Shéhérazade… Le cercle s’agrandit et le R-26 va bientôt compter parmi ses nouveaux membres Joséphine Baker, Django Reinhardt ou encore Stéphane Grapelli, qui composeront d’ailleurs un morceau intitulé R-26.
Au milieu de tout ce joli monde grandit Marie-Jacques dite Jacotte, la fille de Madeleine et Robert. La petite fille se révèle une artiste de talent, et devient rapidement la mascotte du club. Elle participe à plusieurs radio-crochets, enregistre des feuilletons radiophoniques mais aussi des disques, dont les fameuses « salades de l’Oncle François », chanson composée par Jean Tranchant, autre grand ami de la famille.
La guerre vient malheureusement interrompre la fête, et les Perrier vivront les années d’occupation entre Lyon et Paris, avant de retrouver leur appartement montmartrois à la libération. Le club reprend alors vie, notamment parce que la famille, qui parle très bien l’anglais, invite des aviateurs américains à rejoindre le cercle. Jacotte raconte ainsi que c’est en se baladant au Sacré Cœur qu’elle a rencontré les premiers soldats américains qu’elle convie rue Norvins ; ils seront plus de 170 à fréquenter l’endroit, qu’ils renommeront le Take It Easy Club.
Au fil des années, les affaires des Perrier se compliquent, la soierie ferme ses portes, puis Madeleine et Robert disparaissent dans les années 80, laissant l’appartement à leur fille. Celle-ci perpétue la tradition et continue d’y organiser de nombreuses fêtes fréquentées par les étudiants étrangers qu’elle héberge rue Norvins. Jacotte meurt en 2012, emportant avec elle l’esprit du R-26 et rendant par la même occasion les clés aux propriétaires du 26…
Montmartre, 2019. Norman Barreau-Gély est un jeune comédien passionné de jazz, plus particulièrement de chansons de l’entre deux guerres. Et parmi ses titres fétiches, il écoute en boucle « les Salades de l’Oncle François » interprété par une certaine Jacotte Perrier ! Il y a un peu plus de quatre ans, il rencontre la fille de Jacotte, qui lui raconte l’incroyable histoire du R-26, et qui décide de lui confier les archives de la famille ; un trésor inestimable comprenant les quelques 300 partitions de chansons écrites par les Perrier, mais aussi des photos, leur correspondance, le journal intime de Jacotte rédigé durant la guerre, et surtout des dizaines de bobines de films ; les Perrier, toujours à la pointe du progrès, ont ainsi été parmi les premiers à posséder une caméra « familiale » et à filmer leur quotidien durant près de dix années, entre 1925 et 1935.
Norman a d’abord pensé faire un film documentaire retraçant cette incroyable histoire, mais plus à l’aise sur les planches, il a finalement décidé d’écrire un spectacle, mêlant théâtre, musique et vidéos. Au delà du témoignage unique sur ce que furent entre autre les Années Folles, c’est surtout l’histoire de la famille Perrier qui a d’abord séduit l’auteur : « si tous ces gens venaient au R-26, c’était par amitié et par tendresse. On n’y montait pas pour se montrer, mais pour faire la fête ! Les Perrier voulaient vivre libres, ils en ont eu les moyens, et ont toute leur vie défendu la tendresse comme une valeur politique. C’est cette notion que j’espère transmettre au travers du spectacle. »
Déjà joué une douzaine de fois entre Nantes et Angers depuis janvier dernier, le R-26 retrouvera Montmartre du 11 au 14 octobre prochains au Théâtre Lepic, juste en face du 26 rue Norvins. Bien sûr, on n’a pas encore vu le spectacle, mais on hâte de le découvrir tant cette histoire nous a fascinés ; on imagine que vous aussi ! Et puis, comme le dit si bien Norman, « les fantômes n’auront qu’à traverser la rue… »
Le Club R-26
Du 11 au 14 octobre au Théâtre Lepic
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