C’est le cinéma de tous les superlatifs, qualifié de « salle des chefs-d’œuvre, chef-d’œuvre des salles » par Jean Cocteau. Claude Lelouch en a fait sa « cantine cinématographique », tandis que Jean-Pierre Jeunet y vient régulièrement pour voir les films qu’il n’a pas pu voir la semaine de leur sortie. Classé Art & Essai, il s’agit du plus vieux cinéma parisien toujours en exploitation. Mais le Studio 28, c’est surtout l’histoire d’une famille qui depuis bientôt quatre générations fait vivre ce joyau montmartrois.
Contrairement à ce que l’on pourrait croire, le Studio 28 ne doit pas son nom à son adresse (la salle se situe en effet au 10 de la rue Tholozé) mais à son ouverture en 1928 à la place d’un cabaret, La Pétaudière, dirigé alors par Raymond Souplex. C’est Jean-Placide Mauclaire (co-fondateur en 1944 du magazine Le Film Français) qui transforme la salle en cinéma, inauguré en février 1928. Considéré comme le premier cinéma d’avant-garde, le Studio 28 devient rapidement le lieu de rencontre favori des surréalistes, parmi lesquels Luis Buñuel, Salvador Dalì, Abel Gance et déjà Jean Cocteau. Jusqu’à ce fameux 3 décembre 1930 où la projection du film L’Âge d’Or de Luis Buñuel provoque un scandale tel qu’il entraîne le saccage de la salle, l’interdiction du film et la fermeture du lieu.
Deux ans plus tard, la salle est reprise par Edouard Gross, grand amateur de cinéma américain, qui y projette entre autre les premiers films des Marx Brothers ou encore les comédies de Frank Capra. Lorsque la guerre éclate, Edouard Gross confie la gestion du cinéma à la patronne du cinéma des Ursulines, mais la salle périclite et ne ressemble plus en rien à ce qu’elle fut quelques années plus tôt.
Nous sommes alors en 1946. Edgar Roulleau, jeune électricien poitevin, monte à Paris où il devient projectionniste avant de prendre la direction du Pathé Select Place de Clichy. Lorsqu’il apprend que la salle de la rue Tholozé est à vendre, il réussit à convaincre ses parents, propriétaires d’un hôtel-bal-restaurant à Poitiers, de vendre leur affaire pour racheter le cinéma en 1948. Toute la famille s’installe alors à Montmartre, Edgar prend la direction du cinéma avec son frère Georges, tandis que leurs épouses respectives ainsi que leur mère s’occupent de la caisse et de la billetterie.
Démarre alors une aventure familiale qui dure depuis plus de 70 ans, durant laquelle la famille Roulleau va faire du Studio 28 l’un des fleurons du patrimoine cinématographique français. En 1950, Jean Cocteau accepte de parrainer le cinéma et crée les candélabres de la salle de projection. La même année, Edgar y organise la projection du Napoléon d’Abel Gance en Magirama sur trois écrans durant près d’un an. Le succès est tel qu’on raconte que les spectateurs se levaient à la fin de la projection pour chanter La Marseillaise ! On dit même qu’Albert Dieudonné, l’interprète de l’Empereur, venait assister aux projections vêtu de son costume.
Dès lors, les frères Roulleau n’auront de cesse d’innover, en programmant par exemple plusieurs films différents dans la même semaine, une avant-première chaque mardi qui accueille au fil des années les plus grandes stars du cinéma, ou en créant en 1969 la première carte de fidélité. En 1982, Edgar s’éteint et Georges reste seul à la direction jusqu’à sa disparition en 1996. C’est alors qu’entre officiellement en scène Alain, son neveu, qui a bien failli naître dans le cinéma ; sa maman, qui contrôlait les billets, a juste eu le temps de quitter la salle pour accoucher à la clinique de l’avenue Junot. Tombé dans la marmite dès sa naissance, Alain a gagné ses premiers salaires en tant que projectionniste dans la salle familiale, avant de devenir attaché de presse dans le cinéma puis de créer sa propre agence de communication, organisant notamment des événements dans les festivals du monde entier pour une grande marque de champagne.
Lorsqu’il reprend les rênes du lieu à la fin des années 90, cet authentique montmartrois (il a même été baptisé avec un grain de la vigne de Montmartre !) a pour ambition de redonner aux gens le goût des sorties en faisant du Studio 28 un véritable lieu de vie. Grâce à la licence que sa grand-mère possédait à Poitiers, il crée un bar et un jardin d’hiver où les spectateurs peuvent boire un verre et grignoter avant ou après la séance, mais qui accueille aussi les gens de passage : « L’avantage, c’est que certains viennent juste pour boire un verre dans l’après-midi et achètent finalement un billet de cinéma ! ». Les mamans du quartier y organisent régulièrement les goûters d’anniversaire de leurs enfants, et il n’est pas rare de croiser des freelances qui viennent y travailler quelques heures l’après-midi.
Aujourd’hui, le Studio 28 accueille plus de 50 000 spectateurs par an, à raison de quatre séances par jour dans une seule salle de 172 places. Le lieu peut s’enorgueillir d’avoir une clientèle particulièrement fidèle (les habitués parlent sans complexe de « leur » cinéma, comme s’ils faisaient partie de la famille), différente selon les horaires (les retraités l’après-midi, les actifs plutôt le soir), pour qui Alain compose une programmation sur-mesure : « Les distributeurs me font confiance et savent que je ne choisis pas les films au hasard. Je connais les spectateurs qui ont leurs habitudes au Studio 28, et je m’adapte à leurs envies ». Les films ne sont jamais programmés la semaine de leur sortie, et nombreux sont ceux attendent leur projection rue Tholozé pour les découvrir. « Et puis il y a les avant-premières, qui attirent les spectateurs qui n’auraient au contraire pas la patience d’attendre. Il y a toujours une dizaine de nouveaux spectateurs lors de ces séances, qui découvrent la salle par la même occasion. Les films en avant-première, ce sont un peu les têtes de gondole du Studio 28 ».
Car si la majorité du public est montmartrois, de plus en plus nombreux sont ceux qui traversent parfois tout Paris pour venir à Montmartre. Il faut dire que tout est mis en œuvre pour offrir une qualité de projection irréprochable, la salle ayant toujours été à la pointe de la technologie. Il s’agit ainsi de la première salle parisienne à avoir été équipée en 4K, et l’écran, d’une largeur de 13m, court sur le mur entier. Les professionnels ne s’y trompent pas non plus, puisqu’ils y organisent régulièrement des projections privées, notamment pour l’Académie des Oscars ; excusez du peu !
« Au Studio 28, on ne vient pas bouffer de la pellicule, on vient la déguster ». Alain Roulleau aime comparer son cinéma à un Relais & Châteaux, où une attention toute particulière est apportée à l’accueil : « les gens viennent ici pour se détendre, il faut donc qu’ils s’y sentent bien ». C’est entre autre pour cette raison que de gros travaux viennent d’être réalisés : « cela faisait un moment que j’avais envie de rafraîchir la salle, de la moquette aux tentures, même les sièges qui commençaient à être marqués par l’usure, et la fermeture que nous venons de subir a été un déclic. J’avais besoin de tourner la page, et de faire en sorte que lorsque les gens reviennent, ils retrouvent un cinéma encore plus accueillant pour encore plus de plaisir ».
Le cinéma a rouvert ses portes le 1er septembre avec une belle avant-première (Police d’Anne Fontaine en présence de la réalisatrice et de Grégory Gadebois) et une programmation « de rattrapage » tout aussi alléchante. Alain Roulleau fourmille de projets, et peut désormais compter sur le soutien d’Hubert, son fils également comédien, qui l’épaule dans la gestion et l’animation du lieu.
Voir un film au Studio 28, c’est le plaisir poussé à l’extrême, avec le sentiment de vivre un bout de l’histoire du 7e Art : parce que le lieu est mythique, parce que les plus grands noms du cinéma français et international fréquentent régulièrement la salle (Alain envisage même de faire broder certains fauteuils au nom de celles et ceux qui y ont leurs habitudes), et parce que c’est l’assurance de voir les films dans les meilleures conditions. Alain Roulleau avoue non sans fierté qu’il voulait faire de son cinéma un petit bijou ; monsieur, c’est un vrai travail d’orfèvre que vous avez réalisé !